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Friches Industrielles
Divagation légère et réaliste sur la nature industrielle de l’homme, la beauté, et les strates alchimiques rencontrées sur le terrain.
Au commencement, il y a la planète, goutte de feu minérale et aqueuse qui navigue dans l’espace. Un fragment d’univers en double rotation comme un poulet dans une rôtisserie. Un corps céleste où l’eau et le feu trouvent un équilibre créateur. Et apparaît la vie, c'est-à-dire une longue chaîne de transformations, processus qui définit et raconte tout autant l’origine du monde et des sources d’énergie que l’acte industriel ou la nature humaine. L’analyse comparative d’un haut fourneau et de la digestion est flagrante. L’acte industriel est de la nature de l’homme. La préhistoire dévoile qu’il précède même l’écriture pour autant que l’on exclu de ce mot les pages de lignes que réécrit tous les jours le vent dans le sable.
Si l’objectif photographique porte bien son nom, c’est que sa rigueur optique reçoit et révèle des données sensibles et des réalités que nos sens ne verraient pas spontanément. C’est alors que le photographe voit la nuit et sait capter un mouvement dans sa totalité. Cela peut amener à un monde hyper réaliste fait d’un infini entrelacs de trajectoires d’oiseaux, de lumière et même d’un parfum fatal, fruit de toutes les odeurs et d’un immense accord né de toutes les musiques chantées depuis la nuit des temps.
Missionné pour la première fois en 1996 pour faire un reportage photographique sur les friches industrielles en Corse, j’ai décidé pour concilier mes sentiments partagés entre la beauté des sites et le mépris de Dame Nature, de suivre les préceptes proposés par mon matériel : rigueur, ouverture, sensibilité. La rencontre avec M. Marquini et la longue et très enrichissante collaboration avec Pierre-Jean Campocasso m’ont permis de recevoir aussi la dimension humaine là où je ne voyais pas d’humanité. C’est ainsi que dans l’usine de Canari qui m’apparaissait au début comme un monstre de béton endormi au pied de son crime, je me suis senti petit à petit comme intégré et la désolation des lieux me renvoie maintenant à une communauté de mains et de visages manipulant les forces premières comme les colosses de la Genèse.
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Les trois alchimies
Les friches industrielles montrent une luxuriante abondance de traces, de signes, de couleurs, de matières, d’odeurs et de sons, de vies de toutes sortes. Cette grouillante profusion apparaît doucement relever de trois ordres et chaque élément peut être compris par l’une ou l’autre de ces trois grandes œuvres.
La première, c’est la Terre, organisme vivant né d’une explosion cosmique, miracle chaud et humide de l’alchimie céleste. Les sites sont toujours en relation étroite avec l’origine et la nature de notre planète, tant sur le plan des matières premières - materia prima - que des sources d’énergie qui permettent la transformation et la production. Les mutations géologiques, l’évolution du monde végétal, les forces hydrauliques, thermiques ou venteuses, c’est la nature, le grand commerce de notre vaisseau spatial, le fondement de la vie qui est transformation et échange. Et nous voilà face au principe même de l’industrie que nous présentent les sites.
La seconde, c’est celle de l’homme qui par observation et ingéniosité s’est mis à utiliser et exploiter les ressources naturelles. L’homme alchimiste transforme la matière, invente des systèmes et des machines qui rendent les quatre éléments partenaires. C’est comme ça que l’eau actionne le soufflet qui va réchauffer le feu pour séparer le minerai. Puis l’eau à nouveau, au moment juste, va refroidir la matière nouvelle… Les mines, les carrières, les fonderies, dans tous les sites on peut lire la pratique technique, les principes de transformation et l’exploitation des énergies présentes. On peut aussi analyser l’importance de la production et l’espérance d’exploitation. Et puis la forme, la matière et la qualité des bâtiments et des machines sont des contes qui parlent de ceux qui ont travaillé là.
La troisième grande œuvre alchimique présente sur les friches, c’est le temps, témoin actif de l’action des hommes sur Terre. Le temps et ses vertus de comparaison ou de confrontation nous montre les aspirations du monde végétal, et l’on voit des feuillus supplanter des conifères, on nous raconte l’évolution des cycles de l’eau et l’on traverse des torrents secs ou des terres inondées. Mais sur les sites, le temps a surtout comme vocation d’adoucir, de guérir toutes traces de violence, d’unifier… il érode et patine la montagne mutilée, la panse de mousse et de lichen, puis vient le temps des euphorbes et des cistes. Les Aulnes viennent manger la forge au bord de la rivière, les Arbousiers protègent la vieille chaudière, vaillant cadavre rouillé échoué sur cette montagne. La rouille justement qui rend les arbres de la couleur des machines, brun rouge de la terre qu’elle nourrit quand elle s’effrite. Et les asphodèles caressent le vent. Le lierre – souvent femelle – transforme les bâtiments en constructions végétales et la clématite sauvage y dispose des lustres et des rampes baroques. Parfois l’interaction de l’homme et du temps devient féerie, et l’oxydation turquoise des mines de cuivre régale les yeux et rend le cœur léger…
Cette œuvre du temps, loin d’effacer tout sens au passé, loin de renier cette bribe de l’histoire qu’est l’industrie, propose au contraire une autre compréhension plus intime de la nature humaine et bien au-delà d’un rapport technique. Alors, à l’abri du maquis, derrière ce fronton qui protège l’alternateur, apparaît un squelette, gigantesque et silencieuse dépouille mythologique nommée laverie ou concasseuse. Quelques vaches sacrées, paisibles gardiennes, veillent les ellébores…
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Le culte industriel
L’utile et l’efficace ne justifient pas à eux seuls la beauté des bâtiments, des installations et des machines. Déjà les sites anciens comme les fours à chaux du XVIIIe siècle ou les fonderies du XVIIe démontrent par le soin particulier de l’appareillage des pierres, une volonté de pérennité et une grande confiance en l’activité. Une usine, c’était une communauté humaine où chacun avait sa place et sa responsabilité au service de l’œuvre collégiale. Les exploitations de la grande époque - 1830-1950 - témoignent d’une véritable foi. L’architecture industrielle raconte ce culte et se présente comme un art religieux brut : usine-église, minaret-cheminée, crypte-mine, poulie-gargouille, silo-château, halles romanes, four ardent ou turbine baroque. Certaines bâtisses semblent édifiées sur des plans d’église et sous le fronton sculpté, l’entrée majestueuse ouvre sur la nef puis sur le choeur et dans les chapelles latérales trônent les machines sur leurs socles comme des saints sur l’autel. La technique et l’ingéniosité s’entrelacent sous les voûtes entre les colonnes et les portiques, à la lumière des verrières cintrées. Des fresques de matières brutes et les correspondances du métal, du béton et du verre sont mises en valeur par un assemblage apparent. Les galbes et les évasements rendent la machine stable et fonctionnelle, mais avant tout et pour toujours, belle ; divinité ours martienne, oiseau de Brancusi heureux de sa puissance et de son chant d’une armée de tambours. Et comme sur le fronton du lieu, la marque du Dieu est inscrite, coulée dans la matière généreuse et fière.
Roulement-Bouclier
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Dès la fin du XIXe, la conception des bâtiments et des installations était confiée aux architectes de renom. L’essor de l’industrie allant de pair avec l’expansion des moyens de communication et de transport, la « belle époque » est aussi le temps des belles gares, des ponts, des aéroports. Les mentalités s’émancipent et les populations, les techniques et les matières circulent. C’est ainsi que dans les mines d’arsenic de Matra en Haute-Corse se côtoient des Russes, des Tchèques, des Yougoslaves et des Corses… On est en plein dans les « temps modernes » de Chaplin avec sa part d’aliénation clairement dénoncée.
Début XXe, l’architecture civile reprend le style industriel et les nouveaux matériaux qu’elle produit et des habitations signées Franck Lloyd Wright, Peter Behrens, Robert Mallet Stevens ou JJP Oud sont construites. Tous les arts s’impliquent ouvertement dans cette nouvelle foi, et l’inspiration générale renie l’ornement et bascule du monde végétal à l’esprit industriel. Le constructivisme venu de Russie s’internationalise et cette première moitié de XX siècle présente une kyrielle de mouvements de cette veine : le formalisme européen, le futurisme en Italie, le Bauhaus allemand, le purisme et l’art déco en France, le suprématisme russe… Il y a encore des artistes en phase avec l’industrie comme Tinguely et ses machines au vacarme poétique, ou Joseph Beuys et ses murs épais de matières pures, feutre, acier, graisse…
Le précieux domaine de la joaillerie illustre bien cette ère nouvelle, tant sur le plan des matières que des motifs ou des revendications intellectuelles. Un article de 1926 dans « La renaissance des Arts Français et des industries de luxe » décrit un bracelet comme « inspiré par un tour en pleine action… Une heureuse alliance de science et de conscience… » Dans la revue « Mobilier et décoration » de Janvier 1927, Carlos Ficher écrit sur le joaillier Raymond Templier : « … ce qu’il voit à toute heure du jour dans notre existence de citadins ou de « routier » pressés du XXe siècle, ce ne sont pas des fleurs ni des plantes, ce sont les hautes façades des constructions nouvelles, les voies ferrées, les échafaudages en fer, les biplans, les autos. Et c’est ainsi qu’il est conduit, de force, en quelque sorte à inscrire dans l’esquisse étroite de ses broches ou de ses bracelets, jusqu’aux lignes typiques d’un moteur d’avion, d’une magnéto avec ses fils et ses arabesques. » Dans « Art et Décoration » de Septembre 1933, Roger Nalys écrit à propos de Jean Després : « Pourquoi le bijou moderne ne prendrait-il pas dans ses formes, le type de beauté d’une pièce mécanique de haute précision ? Un moteur d’automobile, un vilebrequin d’avion, une série de pignons dentés, renferment en eux-mêmes une incontestable beauté. » Et comme à toute bonne chose il y a ses détracteurs, Marcel Zahar écrit en 1932 dans « Art et Industrie » : « … Nous voici à la joaillerie. Je frémis. Des roulements à bille seront montés sur des bras de femme ? Je proteste. Certes, j’aime la machine pour son débit extravagant, mais je ne tiens pas à ce que l’on nous exhibe inopportunément ses boyaux… Nous ne sommes pas à la fête commémorative de la victoire mécanicienne pour arborer des moteurs en miniature. »
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La révolution industrielle a réellement bouleversé la vie sociale, tant sur le plan du travail avec ses périodes fastes ou moins prospères, que sur les moeurs et habitudes de la vie quotidienne. On invente l’art ménager moderne et la musique devient Jazz grâce à la production en série des instruments en cuivre. (La musique dite industrielle apparaîtra dans les années 1975 en Allemagne quand l’électronique viendra se mêler à des percussions brutes.) Paradoxalement, les formes et associations de couleurs promues et défendues par les artistes de cette époque et vécues comme une grande nouveauté des arts décoratifs, ressemblent à s’y méprendre aux dessins géométriques simples des arts primitifs !
Dans l’euphorie de l’avènement industriel, les sociétés et leurs financiers ont fait naître des exploitations démesurées avec une inconsidération absolue de la réalité des ressources, des conséquences écologiques et économiques de l’activité, et du désarroi spirituel et social qui suivrait la chute. Reflet de ce sentiment d’invincibilité, les cathédrales industrielles où sont nées les grandes crises d’avant-guerre. J’ai entendu récemment à nouveau cette expression « cathédrale industrielle » à propos du nouvel airbus géant et des installations de Toulouse. Le goût de la surpuissance me fait toujours un peu peur et me rappelle l’histoire de la tour de Babel dont la deuxième version du 11 Septembre résonne encore dans ma tête.
A partir de 1930, la famille industrielle se disloque ; les couches sociales marquent les frontières de la solidarité et l’ardeur passe de l’œuvre à la défense de ses intérêts personnels. Bizarrement, les progrès sociaux conduisent les populations à un isolement familial ou à la solitude, que viendra sceller la télévision. Avec la fin de l’enthousiasme collectif, les industriels deviennent une caste protégeant son patrimoine et des valeurs de plus en plus décalées avec l’évolution des sociétés et une réelle intelligence de gestion à long terme. A l’image de ce déni de la planète et de l’avenir de l’humanité, les bâtiments industriels construits à partir des années 50 sont généralement laids, réalisés avec des matériaux économiques dans des assemblages éphémères. Aujourd’hui, l’industrie est loin, là où on peut polluer sans souci et où la main d’œuvre est peu coûteuse. Le « court terme » fait toujours sa loi, ici comme ailleurs, et le saccage irréversible consciencieux et quotidien de notre planète se poursuit. En Corse, à quelques exceptions près, seule perdure par nécessité la production d’énergie, et dans des conditions indignes de notre époque et de nos connaissances techniques et scientifiques. 80% de l’électricité est produite au fuel lourd par des moteurs sans filtre et dont la chaleur n’est pas récupérée. Les éoliennes apparaissent timidement sur l’île, et aucun programme ne semble s’intéresser à la possibilité de turbiner l’eau potable qui est pourtant ralentie artificiellement et sans profit à sa descente des châteaux d’eau. Comble du n’importe quoi, EDF pollue et dégrade les paysages et le patrimoine naturel tout en étant largement déficitaire. Il y a heureusement quelques initiatives intelligentes et prometteuses ; je pense par exemple à cette entreprise Bastiaise – Solaria Systems – qui fabrique en CAT (Centre d’Aide par le Travail) des équipements solaires…
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Les beautés
Parler de beauté, c’est parler de ce qu’on aime. Le seul critère du beau est amour. Dire d’une machine qu’elle est belle, c’est lui dire « je t’aime » et c’est aussi reconnaître en sa beauté la bienveillante attention de son concepteur. J’ai revu cet après midi plusieurs modèles de scies à ruban des années 30 et 40 ; sublimes sculptures surréalistes tout en force et en harmonie avec cette roue terminale tendue au ciel comme un moulin à prière d’un temps futur. Sans âge non plus ces socles en granite que l’on trouve à l’Argentella ; demi-dieux Egyptiens sans visage ou œuvre monumentale et épurée de Zadkine ou Miklos. Beau appartenant à la beauté, le poids inhérent aux matières nobles, à la générosité des formes, à la taille et à l’effort demandé à la machine. J’aime aussi la mécanique, les articulations, les transmissions et les démultiplications. L’autopsie du couple turbine – alternateur, c’est beau comme un système vasculaire. Les grues sur le quai sont des squelettes vivants de marabouts géants. La poulie est intelligente. Le levier est plus fort que la force… Il y a aussi la beauté de la perfection que l’homme a su voir dans la nature puis comprendre et reproduire à son service ; le ressort, la bille, la roue… Il y a même la vis sans fin et le mouvement perpétuel quand la mécanique matérialise l’éternité.
Aujourd’hui je suis obnubilé par les machines, mais la beauté première qui sur l’ensemble des sites se montre à la fois exubérante et douce, c’est la nature. Sa volonté d’intégrer, ses délicats moyens, la compassion qui l’anime avec le romarin qui vient ourler les lèvres sèches des puits de mine ou les bords du front de taille des carrières. C’est comme la neige les hivers qui suivent les incendies ; on ressent de la honte et une intention simultanée d’effacer et de tout recommencer.
Beau aussi chaque bâtiment, Gaudiesque cyclope à l’oculus cerné d’une ligne de briques ou de pierres taillées. Pierre-Jean me parle au téléphone d’un ancien four à chaux qu’il a trouvé dans le maquis près de Francardo « … tu vas voir, tu vas te régaler, il a une belle bouche rouge… » Et si ma chérie avait intercepté cette conversation !
Belles sont aussi les traces du travail ; le granite poli par le frottement, la poussière d’amiante qui nappe tout de cendre blanche ou l’ébullition figée des résidus de minerai sur les parois des fourneaux.
Enfin, il y a les habitants des friches qui sont petit à petit devenus les complices de mes visites et de ma quête. Les chauves-souris qui vibrent quand on s’approche. Le coquelicot impossible à planter et spontanément présent sur les talus et les remblais. Les os de vaches et de chèvres disposés comme ça par le renard. Le figuier, résident systématique de l’abandon, instantanément présent quand plus personne ne l’est, sobre résistant solitaire dont les fruits sont des fleurs.
Un jour d’automne de 1997, je redescendais des énormes gradins de l’exploitation d’amiante de Canari. J’étais très impressionné par l’envergure du site et la toux des chèvres. Cette toux semblait humaine et se mêlait au gargouilli métallique des déchets de minerai qui roulaient sous leurs sabots. Arrivé en bas, là où avant étaient chargés les sacs de fibre, j’ai rencontré un homme. Il était ferronnier et squattait un ancien atelier de l’usine pour en faire le sien. Il y avait le soleil couchant sur la mer, le béton orange, du fer forgé partout, et accroché au mur, le mois d’avril présenté par une fille nue. Il m’a raconté avec des phrases courtes et des longs silences, avec pudeur et fierté, ses 40 années de mécanicien dans l’entreprise. L’usine, c’est toute sa vie. Il sait qu’elle défigure le paysage, que la montagne est blessée, que l’amiante tue. Mais s’il a cautionné ça sans le vouloir, l’erreur lui appartient en tant que victime. Il l’est même doublement parce que aussi atteint dans son rêve. Et ce qui domine dans ses paroles, ce n’est pas de l’amertume, bien au contraire. L’usine, il l’a construite de ses mains, avec joie, foie et sueur, avec ses copains, sa famille et de l’enthousiasme, et elle tournait 24 heures sur 24 dans son tonitruant nuage de poussière… Alors il est gêné, dévie la conversation, tousse un peu lui aussi et semble par là signer le paradoxe. C’est beau un homme.
Extrait de "Corse Industrielle, 1830-1960". Texte et photographies : Tomas Heuer, Musée de la Corse 2005.
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